L'histoire de l'éco-conception : aujourd’hui, de la nécessité d'une nouvelle conception du Monde

Illustration tirée de l'excellente bande dessinée « Carbone & Silicium », par Mathieu Bablet © Ankama Editions, 2020

Les années 2010, une profusion de normes qui mène à la dissonance

Les bases théoriques de l’éco-conception ont été posées au début des années 2000 (lire l'article précédent). Depuis la démarche s’est nourri d’autres approches, certaines très usitées dans l’industrie comme la démarche qualité ou d’autres plus singulières comme le management environnemental, pour devenir une discipline mature.

Bien que n’étant toujours pas une pratique systématique lorsque l’on conçoit un produit, l’intérêt grandissant pour l’éco-conception ces vingt dernières années a permis son essor, un développement qui s’est vu accompagné de la multiplication du nombre de normes pour encadrer la démarche.
Pour ne citer « que » les principales :

    - La norme internationale ISO 14062 dont nous avons parlée précédemment, initialement publiée en 2002 et annulée en octobre 2020

    - La norme française NF X30-264, publiée en 2013

    - La norme internationale ISO 14006, dont la dernière mise à jour a été publiée en janvier 2020

    - Le projet de norme internationale ISO 19991 initié en 2018

    - Ou encore plus récemment la norme IEC 62430, révisée et publiée en octobre 2019

D’autres notions émergentes comme l’économie circulaire ou la circularité des matières sont apparues ces dernières années. Pour répondre à la demande des entreprises d’intégrer ces nouvelles attentes du marché, de nouvelles normes font irruption dans ce jeu déjà complexe d’harmonisation des pratiques d’éco-conception.

    - La norme internationale ISO 14009, publiée fin décembre 2020, donne les lignes directrices pour intégrer la circularité des matériaux dans la conception et le développement de projets.

    - La norme française expérimentale XP X30-901, publiée par l’AFNOR en octobre 2018, décrit les exigences et lignes directrices pour la création d’un système de management de projet d'économie circulaire, dont l’éco-conception y est définie comme l’un des sept domaines d’action de l’économie circulaire.

Cette multiplication de normes autour de l’éco-conception peut créer un sentiment de complexité lorsque l’on souhaite intégrer la dimension environnementale à la conception d’un produit ou d’un service : Puis-je faire de l’éco-conception si mon entreprise ne possède pas de système de management environnemental ? Une démarche d’éco-conception et une démarche de conception intégrant la circularité des matières sont-elles pleinement compatibles ?

Autant de questions qui peuvent troubler la compréhension de l’ensemble de ces démarches qui, au demeurant, restent majoritairement volontaires. Mais au-delà de cette cacophonie apparente et de toute la diplomatie nécessaire au travail collaboratif de comités d’experts provenant de différents pays, les mises à jour, intégrations et autres fusions de normes entre-elles peuvent entrainer des pertes en ligne voire des manquements. Un concept peut se retrouver dénouer d’éléments clés qui le caractérisaient auparavant ; les principes d’une démarche qui étaient des exigences dans la version précédente deviennent des recommandations dans la nouvelle version, etc.

Cette multiplicité des référentiels et la superposition des grilles de lecture tendent à la dissonance, mouvement inverse de toute tentative de normalisation qui doit viser à l’harmonisation et au partage des connaissances et des bonnes pratiques.

Même si nous avons 50 ans de retard sur le problème, il n'est pas trop tard ...

Au-delà des normes, démarches volontaires des entreprises, l’éco-conception prend de plus en plus de place dans les réglementations et initiatives nationales (Feuille de Route pour l'Économie Circulaire , loi anti-gaspillage pour une économie circulaire, Loi de transition énergétique pour la croissance verte, Plan France Relance), européennes (Directive sur l’écoconception des produits liés à l’énergie ) voire internationales. En 2015, l’ONU a adopté dix-sept objectifs de développement durable à atteindre pour 2030, l’objectif 12 fait la promotion des « modes de production et de consommation responsables » , une périphrase pour parler d’éco-conception.

Cependant il ne faut pas oublier que la même ONU définissait en 1987 le concept de « développement durable » en invoquant les « générations futures ».  34 ans plus tard, ces générations futures sont les consommateurs, les usagers, les salariés, les citoyens d’aujourd’hui, « les générations présentes », pour reprendre les termes de Pablo Servigne. Malgré les forces en présence et les « plannings » avancés, les efforts engagés ne sont pas la hauteur des enjeux et il semble que nous n’ayons pas dévié de la trajectoire qui nous mène inexorablement vers une impasse écologique pourtant identifiée il y a déjà plus de 50 ans.

Dès les années 70, un groupe de chercheurs du Massachusetts Institute of Technology ont saisi l’opinion publique en exposant les résultats de leur rapport dit « du Club de Rome » démontrant par une modélisation informatique qu’une croissance infinie sur une planète aux ressources finies ne pouvait se diriger que vers une situation de déclin voire d’effondrement (lire le premier article). En 2014, le chercheur australien Graham Turner a testé, a posteriori, le modèle des chercheurs du MIT. Le chercheur australien a repris différentes données historiques entre 1970 et 2010 en s’appuyant sur des données collectées auprès des Nations Unies, de l’UNSECO, de l’Agence américaine d'observation océanique et atmosphérique, etc.

À en juger les résultats de l’étude australienne, le Modèle World 3, malgré une modélisation simpliste et une puissance de calcul informatique des super-ordinateurs de l’époque infime comparée à celle disponible aujourd'hui, s’est avéré plutôt juste. Le monde réel a malheureusement suivi très précisément les courbes du scénario business as usual du rapport sur Les limites de la croissance (dans un monde fini).

... pour une nouvelle (éco)conception du Monde

Rappelons que, dès 1970, Victor Papanek formulait déjà la voie double d’un « design pour la survie » et d’une « survie par le design », projetant les pratiques de conception dans un monde « réel » conscient de sa finitude et des impacts du productivisme industriel. 50 ans plus tard, nous devons collectivement faire le deuil d’une conception du monde bâti autour de l’idée d’une croissance infinie qui a colonisé nos imaginaires depuis des décennies. Il nous faut regarder en face la fragilité de nos systèmes humains (exacerbée par la crise sanitaire) et des écosystèmes que nous co-habitons. Il s’agit de prendre conscience de la finitude de nos ressources (fossiles, métalliques, non renouvelables à échelle humaine…) ce qui nous amènera nécessairement à en prendre soin.

Exploitons-les comme des biens précieux à ponctionner et transformer avec raison et parcimonie pour développer des services et des produits robustes et durables, conviviaux, conçus pour être appropriables et réparables par chacun, tout en étant désirables et utiles…

D’ici là, faisons durer nos objets, réparons-les, achetons en seconde main avant de consommer de nouveaux « éco-coproduits ». Mais surtout repensons nos besoins, car une offre « bien pensée » de produits aussi bien éco-conçue soit-elle, si elle n’est pas accompagnée d’une demande « éclairée » et plus sobre, ne nous permettra de répondre collectivement qu’en partie à la crise environnementale que nous traversons.

L’ensemble des tentatives, prototypes et autres propositions pour faire face à cette impasse écologique sont et seront nécessairement hétérogènes et nous pensons que l’éco-conception est une méthode précieuse qu’il ne faut pas limiter à un mode de conception plus écologique des produits, mais l’étendre à une conception plus écologique du Monde que nous habitons.


Un grand merci au dessinateur Mathieu Bablet et aux éditions Ankama de nous avoir permis d'utiliser une illustration de l'excellente BD "Carbone & Silicium" pour imagé cet article !
Merci également à Anthony Boule, Florent Chalot et à Vincent Beaubois pour leurs apports à cet article et à Christophe Gilabert pour les autres illustrations.





François-Xavier Ferrari - Co-fondateur chez Coopérative Mu

Les contenus de ces pages ont été rédigés par François-Xavier Ferrari, Co-fondateur de la Coopérative Mu. Un grand merci pour ces textes qui retracent l'histoire de l'éco-conception.

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